Chapitre V

Le train avait ralenti et avançait presque au pas pour gravir une montée abrupte. Dans moins d’une heure, il arriverait à Londres, et l’aventure de la pierre philosophale verrait son dernier chapitre se clore. Les yeux fermés, Cassandra luttait contre le sommeil. Elle n’aspirait plus qu’au repos maintenant que la tempête d’émotions qui avait balayé les derniers jours s’était enfin calmée.

En tournant le dos à Angelia, elle s’était libérée d’un grand poids. Cette nouvelle rupture s’avérait douloureuse, déchirante, et pourtant Cassandra était convaincue d’avoir fait le bon choix. Une cassure nette et définitive, tel était le prix à payer pour trouver la paix.

Une séparation irréversible, voilà ce à quoi Julian et Gabriel avaient échappé de justesse par la grâce d’un savoir oublié de tous. Car Gabriel, défiant toute rationalité, avait survécu au coup de poignard mortel que lui avait infligé Jeremy. Lorsque Cassandra, encore en larmes, était repassée dans la salle noire du sanctuaire, elle y avait trouvé le jeune homme en sang mais bien vivant, entouré de Julian, Megan et Jeremy ; tous les trois rivalisaient de pâleur et étaient manifestement bouleversés. Un peu plus tard, Julian, remis de ses émotions, lui avait relaté les événements survenus depuis son départ du camp avec Angelia et l’espion se faisant appeler Nicholas Ferguson : la façon dont les émeraudes semées par Dolem leur avaient permis d’atteindre le dernier sanctuaire, la tentative d’assassinat de Gabriel par un Jeremy en état de transe, la lente agonie du jeune homme sur le sol froid de la pièce. La voix de Julian tremblait légèrement tandis qu’il revivait ces longues minutes d’angoisse qui ne paraissaient devoir déboucher que sur une mort inéluctable. Mais alors que tout espoir semblait perdu, Dolem avait surgi dans la salle et était venue précipitamment s’agenouiller près de Gabriel. Avec des gestes vifs et précis adaptés à l’urgence de la situation, elle avait dilué dans le contenu d’une petite fiole un morceau d’une masse rouge friable. Dolem avait ensuite répandu le liquide écarlate sur la blessure de Gabriel. En quelques secondes, celle-ci s’était cicatrisée, le sang avait cessé de couler, et le jeune homme avait rouvert les yeux. Son œuvre accomplie, Dolem s’était éclipsée sans un mot, et Cassandra n’avait pas tardé à surgir à son tour.

Quels qu’aient pu être les sentiments de Julian envers Gabriel après leur rupture – colère, rancune ou incompréhension – ils s’étaient dissipés au moment où le poignard de Jeremy avait percé la poitrine de son amant. Il était clair désormais que Julian ne laisserait plus Gabriel s’éloigner de lui, et ce dernier du reste ne semblait pas en avoir l’intention, trop occupé qu’il était à contempler Julian d’un air extatique. Au soulagement général, le groupe s’était séparé à Paris, Julian et Gabriel devant se rendre dans le sud de la France afin de récupérer Laura Ashcroft. Il était temps : la méfiance et l’hostilité que Julian manifestait à l’encontre de Jeremy rafraîchissaient considérablement l’ambiance, et les rapports tendus présageaient à chaque seconde un risque d’explosion.

Le dernier soir à Paris, une longue conversation avait réuni Cassandra et Julian dans le salon de l’hôtel. Julian s’était d’abord excusé de n’avoir été d’aucun soutien à son amie après la mort d’Andrew.

— J’aurais aimé pouvoir vous aider davantage, avait-il déclaré avec sincérité.

Il observait Cassandra d’un air soucieux, et celle-ci avait compris qu’il culpabilisait d’avoir retrouvé Gabriel tandis qu’elle-même était condamnée à demeurer seule. La comparaison était douloureuse, en effet, mais Cassandra avait souri bravement et assuré que tout irait bien pour elle. Julian ne devait pas s’inquiéter : elle avait surmonté bien d’autres épreuves et était toujours debout. Elle avait toutefois omis de préciser que la disparition d’Andrew était l’épreuve la plus difficile à laquelle elle eut jamais été confrontée.

— Mais vous, Julian, l’avenir ne vous soucie-t-il pas ? s’était-elle enquise. Gabriel a toujours vécu en marge de la société. La réadaptation ne sera pas facile.

— Mon Dieu, avait souri Julian, il y a tellement d’obstacles entre nous… La différence de condition sociale, son passé criminel, ma propre histoire, sans même parler du fait que nous soyons deux hommes. Alors, un de plus ou de moins… Je sais que cela sera ardu, mais j’ai confiance. Nous réussirons.

Cassandra avait hoché la tête ; oui, ils réussiraient, elle en était convaincue.

Un brusque soubresaut du train l’extirpa de ses pensées et lui fit ouvrir les yeux. Elle croisa alors le regard de Jeremy qui lui faisait face sur l’autre banquette du compartiment. Un changement visible s’était opéré en lui depuis leur retour du dernier sanctuaire ; il était plus grave, plus calme, plus mature. En vérité, il paraissait plus âgé, comme s’il avait vieilli de quelques années en une journée.

Cassandra dévisageait le journaliste avec curiosité.

— Ainsi, vous ne vous êtes pas montré entièrement franc avec nous, M. Shaw. Lorsque vous êtes venu chez moi pour la première fois, vous nous avez expliqué que vous enquêtiez sur le Cercle du Phénix afin de favoriser votre carrière journalistique ; vous rêviez de travailler au sein d’une rédaction prestigieuse, et obtenir des révélations exclusives sur l’organisation constituait à vos yeux le meilleur moyen de concrétiser cette ambition. Peut-être était-ce partiellement vrai, mais en réalité c’est un motif beaucoup plus impérieux que la reconnaissance professionnelle qui vous a poussé dans cette aventure.

Cassandra s’interrompit, guettant une réaction chez le journaliste, mais celui-ci préféra se passer de commentaires. Il demeura silencieux, les yeux rivés à la vitre.

— Nous avons mal interprété votre fièvre et votre acharnement à vouloir détruire le Cercle, enchaîna-t-elle. Vous rappelez-vous le jour où vous et moi avons surpris Gabriel dans ma chambre alors qu’il cherchait le carnet de Charles Werner ? À un moment où vous me tourniez le dos, j’ai vu le reflet de votre visage dans le miroir de ma coiffeuse…

Sa voix devint grave.

— Vos traits exprimaient une haine si intense, si profonde, que je n’ai pu m’empêcher de frissonner. Sur l’instant, je n’ai pas compris l’objet de cette rancœur, mais votre attitude depuis le début de cette affaire, et notamment la répulsion que vous inspirait Gabriel, aurait dû m’éclairer. Certes, l’animosité que vous manifestiez à son encontre pouvait sembler compréhensible : après tout, Gabriel a commis des crimes impardonnables. Elle se nourrissait toutefois d’émotions plus intimes, puisque vous aviez eu personnellement à souffrir de ses méfaits. J’ai manqué de clairvoyance, la conclusion aurait dû s’imposer d’elle-même à mon esprit. Le but que vous poursuiviez en réalité était la vengeance…

Jeremy tourna le visage vers elle. Son regard était voilé.

— En effet. Comme il vous l’a expliqué, Gabriel a assassiné mon père il y a deux ans.

Sa voix tremblait légèrement lorsqu’il ajouta :

— Mon père était l’inspecteur Albert Matthews, de la police métropolitaine. Durant des années, il a enquêté sur le Cercle du Phénix, rassemblant sans relâche preuves et pièces à conviction. Il est même parvenu à remonter jusqu’à Charles Werner en personne. Se doutait-il alors que ce dernier servait de paravent au véritable chef de l’organisation ? Cela, je ne le saurai jamais. Peu importe du reste…

Cassandra hocha la tête.

— Je comprends mieux pourquoi vous étiez si bien renseigné sur le Cercle. Votre connaissance de l’implication de Werner dans l’affaire était déjà très surprenante en soi.

— Mais mon père a payé très cher son acharnement. Il a reçu des menaces, le Cercle a essayé de faire pression sur lui. Il estimait qu’il pouvait se défendre seul, mais il ne voulait pas mettre ma vie en danger ; c’est pourquoi il m’a envoyé me cacher à Manchester, chez des amis à lui. C’est d’ailleurs là-bas que j’ai commencé ma carrière de journaliste, au Manchester Guardian. Mon père est venu me rendre visite en secret quelques semaines avant sa mort, et m’a confié une enveloppe que je ne devais ouvrir que s’il lui arrivait malheur. Ses propos m’ont inquiété, bien sûr, et j’ai tenté d’en apprendre davantage, mais il s’est refusé à m’en dire plus. Il m’a seulement recommandé de me montrer prudent, ce qui ne m’a guère rassuré, vous vous en doutez. Après sa mort, j’ai ouvert l’enveloppe ; elle contenait une copie du dossier qu’il avait constitué contre le Cercle du Phénix. Je suppose que Gabriel a emporté l’original après l’assassinat, car on ne l’a jamais retrouvé par la suite. Ce dossier était très solide, les preuves que mon père avait rassemblées probantes, mais la police, gangrenée par la peur et la corruption, refusait de bouger. J’ai donc décidé d’agir seul, en reprenant l’enquête là où mon père l’avait laissée. J’ai pris le nom de jeune fille de ma mère, Shaw, pour éviter de me faire repérer par le Cercle, et suis revenu m’installer dans la capitale, où j’ai été embauché par le London City News. Grâce à mes relations dans la police et le milieu de la presse, je suis parvenu à recueillir des renseignements supplémentaires sur l’organisation. C’est ainsi que j’ai appris que le Cercle recherchait un objet appelé le « Soleil d’or », réputé avoir un lien avec l’alchimie. Je me suis alors rendu chez Dolem pour obtenir de plus amples informations sur le sujet, puis je vous ai rencontrée. Vous connaissez la suite de l’histoire…

Jeremy se tut, hors d’haleine. Il avait parlé très vite, comme s’il souhaitait se débarrasser le plus rapidement possible d’une pénible corvée.

Cassandra éprouva un bref élan de compassion à son égard ; le jeune homme avait traversé des moments difficiles au cours des dernières années. Puis un léger sourire s’ébaucha sur ses lèvres.

— Vous avez dû être très surpris lorsque Gabriel s’est présenté à la porte du manoir…

Le visage du journaliste s’anima.

— Juste ciel, oui, quel choc ça a été ! Je ne pouvais en croire mes yeux, c’était comme si la providence me l’avait servi sur un plateau d’argent.

Cassandra fronça les sourcils.

— Pourquoi nous avoir dissimulé la vérité ? Aviez-vous donc si peu confiance en nous ?

— Pour être honnête, oui. Au début, je n’étais pas certain de votre franchise et de votre loyauté. Il faut dire pour ma défense que j’ignorais tout de vous, et que je savais par expérience que les espions du Cercle du Phénix étaient partout. Si j’avais découvert alors que le chef du Cercle était votre sœur, je me serais enfui en courant ! Mais peu à peu, j’ai appris à vous connaître. J’ai préféré toutefois continuer à taire mes intentions, car j’étais convaincu que vous vous opposeriez à ma volonté d’éliminer Gabriel, ne fût-ce que par amitié pour Lord Ashcroft.

Cassandra hocha la tête.

— Et vous aviez raison.

Elle demeura silencieuse quelques instants, pensive.

— Vous auriez pu tuer Gabriel n’importe quand, observa-t-elle enfin, mais vous n’avez même pas essayé. Pourtant, sa présence au manoir devait constituer une véritable torture…

Les mâchoires de Jeremy se crispèrent douloureusement.

— C’était un supplice de Tantale, en effet. Je devenais fou à le voir évoluer en liberté et vivre comme un coq en pâte aux côtés de Lord Ashcroft. Le souvenir de ses malheureuses victimes m’obsédait. Cette situation me paraissait tellement injuste… J’enrageais, et cependant je n’ai rien tenté contre lui : tout comme vous, je pensais qu’il pouvait nous aider à détruire le Cercle du Phénix. Après tout, je visais également l’anéantissement de l’organisation, et je n’imaginais pas alors que Gabriel me filerait entre les doigts. Et puis…

Il s’interrompit soudain, comme si un secret honteux avait été sur le point de lui échapper.

— Et puis… ? l’encouragea Cassandra.

Après un moment d’hésitation, Jeremy lâcha à contrecœur :

— Il s’est révélé très différent de ce que j’imaginais. Je n’éprouve aucune sympathie à l’égard de Gabriel, mais je dois reconnaître qu’il ne correspond en rien à l’image que je m’étais forgée de lui…

Cet aveu répugnait au journaliste, dont le visage exprimait un profond dégoût.

— Évidemment, cela ne vous facilitait pas la tâche, murmura Cassandra d’un air songeur. Gabriel n’a rien d’un monstre sanguinaire, il évoque plutôt un petit garçon égaré en territoire inconnu…

— Oui, enfin, ce n’est pas exactement ce que je voulais dire ! protesta Jeremy d’un ton rageur.

— Vous savez, il possède des circonstances atténuantes. Son passé…

— Je ne veux rien savoir ! la coupa le jeune homme, les joues en feu. Chacun a sa croix à porter, nous ne devenons pas tous des assassins pour autant ! Et puis, les remords n’avaient pas l’air de l’étouffer !

— Et pourtant… vous n’avez rien fait pour empêcher Dolem de le sauver… La mort de Gabriel n’aurait-elle pas soulagé votre chagrin ? Pourquoi ne pas avoir achevé votre besogne ?

Jeremy ne répondit pas immédiatement. Le doute se lisait sur ses traits.

— Avant de le rencontrer, dit-il avec lenteur, j’étais persuadé que seule sa mort me consolerait et m’apaiserait, sans compter que je rendrais ainsi service à la société tout entière. Peu à peu, mes certitudes se sont ébréchées, mais malgré tout je ne renonçais pas à tuer Gabriel. Je le devais à mon père, rien d’autre ne comptait.

Il secoua la tête, l’air soudain malheureux.

— Mais lorsque je l’ai poignardé, je n’ai pas ressenti de soulagement. Juste de l’horreur, et un immense dégoût pour moi-même. La vengeance n’est-elle pas inutile ? Le mal qu’il a fait, qui peut le défaire ? Même si je l’avais tué, mon père n’en serait pas moins mort, tout comme ses autres victimes.

Il demeura silencieux un long moment, et son visage se détendit. Il parut apaisé, serein même.

— C’est mieux ainsi, dit-il en guise de conclusion. Pas de mort, pas de regrets. Tout est bien, je n’aurais pu espérer meilleur dénouement. D’autant que j’ai transmis anonymement à la police toutes les informations dont je disposais sur le Cercle. Angelia Killinton et le Commandeur mis hors de combat, l’organisation sera facilement démantelée.

Cassandra acquiesça d’un air pensif ; le fait d’avoir rompu le lien qui l’unissait à Angelia représentait-il aussi le meilleur dénouement possible ? C’est alors que Megan, qui était sortie dans le couloir se dégourdir les jambes, ouvrit la porte du compartiment avec fracas et se laissa tomber sur la banquette près de Jeremy, l’air d’assez mauvaise humeur.

— Que comptez-vous faire à présent, Miss Ward ? s’informa le journaliste. Où allez-vous habiter ?

— Cassandra m’a aimablement proposé de venir m’installer quelques semaines chez elle, au manoir, répondit Megan avec une grimace réticente à l’adresse de la jeune femme. Au fait, comment dois-je t’appeler maintenant ? Grande sœur ? Belle-maman ? (« Ou bien marâtre ? » ajouta-t-elle en son for intérieur.)

Megan goûtait peu l’idée de vivre en tête à tête avec Cassandra, mais se retrouver seule la tentait encore moins, aussi s’était-elle résignée à cohabiter provisoirement avec la femme qui gérait désormais ses intérêts. Dieu merci, le manoir était assez grand pour qu’elles n’empiètent pas sur leurs territoires respectifs.

— Tu peux continuer à m’appeler Cassandra, rétorqua l’intéressée d’un ton sec. Ce sera plus simple. Nous discuterons plus tard des projets te concernant.

Megan haussa les épaules et se plongea dans un livre, tandis que Jeremy s’efforçait de ne pas rire face à ces deux femmes de caractère.

Cassandra soupira. La cohabitation s’annonçait houleuse, mais elle veillerait sur Megan, que cela lui plaise ou non. C’était ce qu’Andrew aurait voulu.

Au détour d’un virage, les faubourgs sombres de la capitale se découpèrent sur l’horizon neigeux. La fin du voyage approchait, et cependant de nombreuses questions demeuraient sans réponses. Les plus lancinantes concernaient Nicholas. À son souvenir, une vague de fureur déferla dans le corps de Cassandra. L’imposteur avait profité de l’agonie de Gabriel pour se glisser subrepticement derrière Julian, Jeremy et Megan, quitter le sanctuaire et se volatiliser dans la nature. Qui était cet homme en réalité, et où se trouvait-il à présent ?

Surtout, pour qui travaillait-il ?

En sortant du dernier sanctuaire avec les autres, Cassandra avait cru voir un homme les guetter à quelque distance de là, debout à contre-jour sur un rocher qui dominait leur position. Bien que vaguement familière, la silhouette n’était pas celle de Nicholas. L’inconnu avait disparu aussitôt, et Cassandra s’était demandé si elle n’avait pas été le jouet d’une illusion. Pourtant, le malaise qui l’avait envahie était bien réel.

 

*

 

Stevens acheva de déposer les bagages de Cassandra dans la chambre puis s’inclina devant sa maîtresse.

— Madame désire-t-elle se restaurer ?

— Je prendrai juste une tasse de thé, merci.

Stevens referma la porte sans bruit et Cassandra s’effondra dans une bergère, épuisée.

— Mrs Ward…

Saisie, Cassandra sursauta et se releva d’un bond. Semblable à une apparition, Dolem se tenait devant la fenêtre, blanche et droite dans une robe de surah noir.

Cassandra soupira et dit à voix basse :

— Etes-vous venue me faire des reproches ? Vous en auriez le droit, car j’ai échoué à protéger la pierre philosophale…

— Ce qui est fait est fait, l’interrompit Dolem, et les choses n’auraient pu se dérouler autrement car l’histoire était écrite depuis le début : deux sœurs symbolisant l’union de l’ombre et de la lumière étaient destinées à trouver la pierre, et elles seules pouvaient accomplir cette tâche.

— Suis-je l’obscurité ou la lumière ? demanda Cassandra avec un pâle sourire.

— Ni l’une ni l’autre… et les deux à la fois… L’union est scellée désormais.

Cassandra demeura silencieuse quelques instants, puis secoua la tête.

— Quoi qu’il en soit, la pierre est irrémédiablement perdue pour nous. L’imposteur qui a pris la place de Nicholas Ferguson l’a emportée avec lui, et je ne pense pas qu’il soit dans ses intentions de nous la rendre. Jamais je ne lui pardonnerai son ignoble trahison, ajouta-t-elle à voix basse.

— Il ne restera pas longtemps en vie, assura Dolem comme pour la réconforter. Peut-être même est-il déjà mort. L’homme qu’il sert ne tolère pas l’échec.

— L’échec ? Mais sa mission a été un succès !

— Vous faites erreur. Il croit avoir la pierre, mais en réalité il n’en détient qu’un habile ersatz, et son maître ne sera pas dupe de la supercherie.

— Je ne comprends pas…

— Lorsque nous nous trouvions dans la dernière pièce, j’ai remplacé la pierre philosophale par une copie très ressemblante, et c’est elle que Ferguson a volée, pour son plus grand malheur.

Cassandra eut le souffle coupé par cette révélation.

— Impossible… Vous ne vous êtes jamais approchée de la pierre, comment auriez-vous pu procéder à l’échange ?

Dolem fit un pas dans sa direction et lui dédia un sourire énigmatique.

— Outre l’immortalité et mes dons de voyance, je possède certains pouvoirs que des esprits simples assimileraient sans doute à de la sorcellerie, et notamment celui de déplacer les objets à distance par la seule force de ma pensée. Tandis que vous débattiez avec Nicholas Ferguson, la pierre philosophale est venue à moi, guidée par ma volonté, tandis que sa copie prenait sa place près de la fontaine.

— Je vous demande pardon ? demanda Cassandra, médusée.

— Vous paraissez sceptique, remarqua Dolem avec amusement.

— On le serait à moins… Si vous dites vrai, cela signifie donc que vous détenez la pierre philosophale…, murmura Cassandra.

— N’est-ce pas la meilleure fin possible ? Elle ne peut être plus en sûreté qu’entre mes mains.

Dolem baissa la voix, et un éclat traversa ses yeux pâles.

— Je vis depuis bientôt cinq siècles, je n’ai cessé de voyager, j’ai vécu, vu et entendu beaucoup de choses, des choses dont vous ne soupçonnez même pas l’existence. Croyez-moi sur parole, l’espèce humaine n’est pas digne d’un tel trésor. Elle ne saurait l’utiliser à bon escient.

Une grande lassitude s’empara soudain de Cassandra. Que lui importait la pierre désormais ? Andrew était mort, il ne reviendrait pas. Dolem pouvait bien la garder, la donner ou la détruire si tel était son souhait, cela lui était complètement égal. Du moins le subterfuge de Dolem avait-il eu un effet positif : elle avait pu utiliser la pierre pour sauver Gabriel, ce qui expliquait le miracle de la guéri son du jeune homme.

— Peut-être avez-vous raison, admit Cassandra, mais vous n’êtes pas venue jusqu’ici pour me dire cela, n’est-ce pas ?

— Non, en effet. Je suis venue vous mettre en garde.

Cassandra se raidit.

— Me mettre en garde ? Contre qui ? Contre quoi ?

— Soyez très prudente, se contenta de répondre Dolem, si bas que Cassandra devina plus qu’elle n’entendit ses paroles.

— Et vous, soyez plus claire pour une fois !

Le visage de Dolem s’assombrit et ses lèvres furent parcourues d’un léger frisson. L’espace d’un battement de paupières, elle parut s’interroger sur la conduite à tenir. Puis elle secoua lentement la tête.

— L’homme pour lequel Nicholas Ferguson travaille peut se révéler très dangereux si vous ne vous méfiez pas.

— Cet homme… je le connais ?

Dolem hésita une seconde.

— Non, mais lui vous connaît à présent, et votre rencontre se produira tôt ou tard. Le plus tard serait le mieux.

— Mais pourquoi me voudrait-il du mal ? s’étonna Cassandra. Me rendrait-il responsable de l’échec de Ferguson ?

— Si ce n’était que cela… Il existe d’autres raisons, plus graves, plus profondes, plus terribles.

— Je suis perdue… Qu’est-ce que tout cela signifie ?

— Je ne puis encore vous révéler la vérité, déclara Dolem d’un ton grave. Ce serait prématuré. Plus tard, vous ne comprendrez que trop bien…

Elle fit brusquement volte-face et se dirigea vers la porte.

— Je vais disparaître à présent, car je suis moi-même en grand danger. J’ai soustrait la pierre à cet homme, et sa vengeance sera impitoyable.

— Attendez ! cria Cassandra.

— N’insistez pas, lança Dolem par-dessus son épaule, il est inutile de me questionner davantage.

— Juste une question. Pourquoi avez-vous fait venir Gabriel en Bohême ?

— Sa présence a permis d’ouvrir la dernière porte et d’accéder à la pierre philosophale, n’est-ce pas une explication suffisante ? Je vous l’ai dit, tout était écrit.

— Mais pourquoi dans ce cas avoir contré le destin en le sauvant ensuite ?

Cassandra pressentait un secret, une aura trouble entourant Gabriel, comme si le jeune homme était la clé de toutes les énigmes qui la tourmentaient.

— Croyez bien que je ne l’aurais pas fait sans une excellente raison, répondit Dolem qui s’était immobilisée près de la porte.

— Vraiment ? Et quelle est-elle je vous prie ?

Dolem demeura silencieuse, ce qui accrut les soupçons de Cassandra.

— Julian m’a dit que vous avez semblé surprise en voyant Gabriel dans le sanctuaire… très surprise…

— Naturellement, sourit Dolem. Sa beauté est hors du commun.

Cassandra sentit une onde de colère la parcourir.

— Ne vous moquez pas de moi ! J’exige de connaître la vérité !

— Vous exigez ? Vous ignorez à quel danger votre curiosité vous expose !

— Je suis prête à courir le risque ! Je veux des explications !

— Non !

Dolem s’était redressée de toute sa taille et la fixait avec une effrayante dureté.

— Non, répéta-t-elle. Je dois partir maintenant, mais peut-être nous reverrons-nous un jour. Adieu.

Coupant brutalement court à la conversation, elle quitta la chambre dans un bruissement d’étoffe et regagna la voiture qui l’attendait devant le perron. Les chevaux hennirent, l’attelage se mit en branle, et bientôt il disparut au détour de l’allée de gravier. Stupéfaite, Cassandra n’avait pas fait un geste pour la retenir.

Était-ce la peur qui avait ainsi fait fuir Dolem ? Cela y ressemblait fort. Si le mystérieux inconnu qui intriguait tant Cassandra pouvait inspirer une telle crainte à cet être si puissant, et immortel de surcroît, il devait réellement être terrifiant.

Dehors, des flocons de neige virevoltaient dans l’air immobile. Cassandra s’approcha de la fenêtre et contempla le calme paysage d’une blancheur immaculée qui s’étendait sous ses yeux. Sa solitude lui parut soudain écrasante, et, durant quelques interminables secondes, elle eut l’impression de suffoquer. Il allait lui falloir apprendre à vivre sans Andrew, mais en cet instant son absence emplissait douloureusement chaque parcelle du monde.

En silence, Cassandra se mit à pleurer

Le Cercle Du Phénix: Les Aventures De Cassandra Jamiston
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